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Billet de blog 25 mars 2024

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Entretien avec Pablo Àlvarez-Mesa, réalisateur de La Laguna del Soldado

La Laguna del soldado, deuxième volet de la trilogie de Pablo Àlvarez-Mesa consacrée à Simón Bolivár après Bicentenario (2021), montre comment un paysage devient l’archive vivante des conflits politiques qui l’ont traversé. Le páramo colombien, suspendu entre les nuages, fait revenir les fantômes de la colonisation et du mouvement d’indépendance.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Pablo Àlvarez Mesa

Quel est le lien entre le páramo de Pisba auquel se consacre le film et les indigènes Muiscas ?

Le páramo est la terre sacrée des Muiscas. Dans la tradition Muiscas, les esprits imprègnent le lieu et vivent à travers lui. Il s’agit donc d’un endroit spirituel très puissant. Le travail du film ne pouvait pas seulement se réduire à documenter les plantes, il fallait expliquer le pouvoir du páramo, à la fois en surface et sous terre. Il était donc important de m’engager dans cet espace, de faire partie de lui et de l’écouter pour ensuite, avec une caméra et des sons, essayer de retranscrire ce que j’y ai vécu. Lorsque nous entrions dans le páramo, nous étions toujours accompagnés par quelqu’un. Il y avait un rituel pour y pénétrer. Maria, la voix principale du film, a été notre guide. Il était très important pour moi de partir avec les bonnes personnes. Elle et sa famille vivent dans la région depuis des générations. Elle connaît extrêmement bien l’environnement et son histoire, ainsi que leur enchevêtrement. 


Quelle est l
importance du páramo en tant qu’écosystème ? 

Soixante pour cent des páramos du monde se trouvent en Colombie. Ce sont des écosystèmes très riches en plantes et en eau qui se forment dans les montagnes entre 3000 et 4000 mètres d’altitude. Les frailejones, une plante de la famille des tournesols, y jouent un rôle essentiel. Ils retiennent l’eau présente dans l’air et la captent dans le sol qui devient comme une éponge capable de la conserver très longtemps et ensuite de la redistribuer. Le film veut montrer cette interconnexion entre l’air, la terre et l’eau. Il n'y a pas de division entre ces trois entités : l’air pénètre dans les plantes et se transforme en eau.


Pourquoi le film a-t-il lieu dans le páramo ?

La trilogie prend à rebours le trajet de libération de la Colombie par Simón Bolivár au début du XIXe siècle. Pour la concevoir, je suis parti de Bogota dans le troisième film pour arriver jusqu'au lieu où Bolívar a rassemblé son armée, à la frontière avec le Venezuela. Le second volet se déroule dans le páramo de Pisba, que Bolívar a traversé en juin 1819. Avec ses généraux, il avait compris que c'était un passage stratégique pour attaquer les Espagnols qui l'attendaient de l'autre côté de la frontière, le long du Río Magdalena que Bolívar avait échoué à traverser dix ans plus tôt.


« On ne peut pas parler de question environnementale sans parler de violence coloniale ». Cette phrase prononcée à la fin du film est-elle le fil directeur de ton travail ? 

Le film s’efforce de montrer les effets de la politique sur le paysage. Dans une telle logique, il est impossible de ne pas parler du lien entre la violence coloniale et les questions environnementales. Le páramo, plus qu’un simple théâtre des conflits sociaux et politiques de la région depuis la colonisation espagnole, a partie prenante avec eux.  


Les images montrent à la fois la puissance immense et cosmique de la nature et sa présence spectrale, presque fantômatique. Comment en es-tu venu à travailler dans cette direction ?

La présence de Simón Bolívar dans le film est avant tout celle d’un fantôme. Elle est d’abord invoquée dans le premier film qui interroge le besoin d’avoir un chef. Et dans le dernier film, un exorciste la conjure. Le deuxième film nous présente quelque chose qui serait comme l’errance et la folie de ce fantôme. Par là, j’entends surtout le délire d'un homme qui cherche à exercer son pouvoir sur le paysage. Je pense particulièrement à la violence avec laquelle cette libération a été menée. En conséquence, notre tradition politique est davantage ancrée sur le pouvoir et la violence que sur le droit constitutionnel. La qualité spectrale est aussi celle des peuples indigènes qui revendiquent l'espace et leur mémoire.


Dans certaines parties du film, tu choisis de nous plonger pendant de longues minutes dans l
obscurité, pourquoi ?

Ce passage par l’obscurité intervient particulièrement dans la mine ainsi qu’au moment où nous sommes plongés dans le noir pour écouter le chant des oiseaux. Cette section porte surtout sur les limites de notre perception, que ce soit celle de la nature, de l’histoire ou du temps. Le spectrogramme à l’écran qui présente les fréquences des cris de chauves-souris en est l’illustration littérale : nous ne les voyons pas et pourtant elles sont bien présentes. Les spectres sonores deviennent alors l’équivalent des spectres historiques qui nous traversent et hantent les territoires. Dans le film, plusieurs couches géologiques sont également visibles. Elles sont le signe de  l’empilement des événements historiques qui, sans être perçus, demeurent actifs. 


On pourrait aussi te comparer à un archéologue...

À l’écran apparaissent constamment des images de glaise. Elles suggèrent que les statues et les monuments de Bolivár vont eux aussi fondre avec le temps. La glaise travaillée par des mains de potiers pour former d’autres matériaux fait directement allusion au cycle des récits historiques. Ces derniers peuvent quitter leur forme figée et redevenir malléables, donner lieu à de nouveaux récits. Le respect pour les histoires du passé laisse alors ouvert un engagement critique avec elles. Nous ne pouvons pas nous contenter de célébrer aveuglément les héros, l’histoire est plus complexe. Mais je ne suis pas un historien et ce film est avant tout une expérience émotionnelle de l'histoire. Il met surtout en lumière les conséquences de ces figures mythiques sur le paysage.


Pourquoi la caméra s
arrête-t-elle beaucoup sur les objets ou les choses matérielles, dissociées des conversations humaines ? 

On voit beaucoup de mains se toucher, faire des gestes ou travailler. Je n'aime pas que l’on me prenne en photo et me sens par conséquent mal à l'aise avec l'idée d'enregistrer le visage d'autres personnes. Mais j'aime les mains, leur puissance particulière et l’espace intime qu'elles ouvrent. Et j'aime les voix, les respirations et la façon que les acteurs ont de marcher. Dans le documentaire, toutes les personnes sont très présentes : non pas par leurs visages, mais par d’autres formes de présences.

Propos recueillis par Edgard Darrobers et Caroline Payen 

Projections à Cinéma du réel
Mardi 26 mars à 20h30 au Centre Pompidou, Cinéma 1
Samedi 30 mars à 16h au MK2 Beaubourg

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