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Billet de blog 28 février 2022

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Les mères peuvent-elles parler ?

[Rediffusion] C'est la nuit. Les phares des voitures défilent sur le périphérique balayant de leurs rayons lumineux le lit et les murs de ma chambre d'hôpital. Je m'y accroche comme à un rocher. Autour de moi, tout tangue. Mon bébé hurle dans mes bras.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C'est la nuit. Les phares des voitures défilent sur le périphérique balayant de leurs rayons lumineux le lit et les murs de ma chambre d'hôpital. Je m'y accroche comme à un rocher. Autour de moi, tout tangue. Mon bébé hurle dans mes bras. Je chante pauvrement. Je suis désemparée. Je ne sais pas ce qu'il a, ce qu'il veut, ce pour quoi il crie. Je voudrais me boucher les oreilles. Ses cris me déchirent les tympans, me trouent le ventre, me coupent la respiration. Je suis nulle. Je le berce doucement. Je maîtrise ma voix chevrotante pour ânonner des paroles qui ne le réconfortent guère. Je suis seule. Je marche de long en large de la chambre, me cogne contre les murs toujours striés des phares, me cogne contre le lit, contre le fauteuil qu'a quitté mon conjoint tout à l'heure, me cogne contre le petit berceau transparent. Je change mon bébé de position dans mes bras. A chaque fois j'ai peur de blesser son corps tout nouveau qui n'a même pas deux jours. Je suis nulle. Je me ressaisis. Je ne peux pas pleurer. Je suis nulle. J'ai l'impression que je vais tomber, que le sol n'est plus assez solide pour me porter, que tout s'effondre autour de moi, que me vie n'est plus ma vie, qu'elle a été aspirée par ces 3 kilos et quelques de chair hurlante. Les murs, le sol, le lit, presque plus rien n'a de réalité. Je n'ai rien à quoi me raccrocher. Pas l'ombre d'une pensée apaisante. Pas le souvenir quelconque de ce qu'il faudrait faire en cas d'un nourrisson qui hurle depuis des heures. Bien la peine d'avoir fait les études ! Bien la peine d'avoir lu et décortiqué des textes ardus sur les grands (soi-disant) sujets de l'humanité !

Si l’école et l’université française m’avaient offert de réfléchir sur de grandes questions humaines telles que le Bonheur, la Justice, l’Amour (hétérosexuel), l’Art, l’Ethique, le Pouvoir, le Savoir, l’Essence, le Temps, l’Amitié, le Politique… jamais, jamais, au cours de mes études, il n’a été question de maternité. Aucun texte philosophique que l’on m’a proposé ne la théorisait, aucun texte littéraire ne racontait un accouchement. Et pour cause, l’écrasante majorité des textes que j’ai étudiés étaient écrits par des hommes à des périodes de l’histoire où les hommes étaient exclus de l’accouchement et des soins apportés aux nourrissons.

J'ai accouché il y a une grosse dizaine d'années, avant metoo et ce que certaines nomment la quatrième vague du féminisme, à une période où les futures mères apprenaient leur maternité dans le Laurence Pernoud, où les réseaux sociaux étaient beaucoup moins développés.

J'ignorais à ce moment-là que le post-partum est une période à haut risque de dépression et de suicide. S'il y avait des centaines d'ouvrages de vulgarisation détaillant les soins à apporter aux nourrissons, jamais je n'avais lu un texte avertissant que la maternité est potentiellement dangereuse pour la santé psychique.

J'ai vécu mon entrée en maternité comme une série de dépossession : dépossession de mon corps aliéné par le fœtus qui grossissait à l'intérieur de mon utérus, et par l'univers médical qui par son seul intérêt des mesures de mon organisme (mon poids, le taux de sucre dans mon sang, l'ouverture de mon col de l'utérus, mon tour de ventre) me réifiait. Dépossession de ma vie au profit d'une abnégation sans limite aux besoins constants d'un nourrisson.

Et pourtant (et j'en ai conscience), j'ai mis au monde mes enfants dans des conditions idéales : dans un pays riche, en temps de paix, dans des conditions économiques favorables, avec un conjoint qui s'investit dans l'éducation. Alors de quoi devrais-je me plaindre ?

L'amour d'une mère pour son petit ne suffit pas. La maternité est une période dangereuse physiquement et mentalement par l'épuisement qu'elle crée. En emmurant les jeunes mères dans la solitude de leur appartement, asservies aux besoins récurrents de leur progéniture sans aucune possibilité de pause pour reposer son corps et pour penser cette expérience traumatisante, et ainsi revendiquer (au sens du verbe anglais reclaim qu'utilisent les écoféministes américaines) son corps et sa vie, c'est les condamner à une immense souffrance qui se répercutera sur la qualité des soins donnés au nourrisson.

Au bout de deux ans, éreintée par une dépression du post-partum sur laquelle je ne mettais aucun nom, déployant des efforts surhumains pour me conformer aux attentes de genre dont la maternité écrase les femmes, j’ai trouvé mon salut … dans les blogs parentaux.

Je les lisais (les dévorais) avec un mélange de honte et de soulagement. Soulagement parce que des mères y relataient leurs déboires avec honnêteté, et souvent drôlerie. En n’embellissant pas la maternité, en en disant les joies comme les peines, les colères et les énervements, elles m’ont permis de déculpabiliser. Grâce à elles, au bout de deux ans, je me suis autorisée à m’avouer combien je détestais attendre à côté de la baignoire que mon fils ait fini de barboter, combien déployer des trésors d’imagination pour lui faire avaler ses cuillères de purée me pesait, combien j’abhorrais le tunnel 18h-20h et sa sainte triade bain-dîner-coucher.

Mais, ce soulagement s’accompagnait de honte parce que ces écrits, au fond, je les méprisais. Ils n’avaient pas la noblesse d’un essai freudien, la légitimité d’un ouvrage de Platon, Descartes ou Nietsche, le sublime d’un poème de Hugo ou Baudelaire. Façonnée par les préjugés universitaires portant au pinacle un savoir désincarné, masculin, rationnel et blanc (qui se veut pourtant universel), je dédaignais ces écrits de mères relatant leurs expériences de mères, comme quelque chose de vaguement sale, de dégoûtant, qui n’a pas sa place dans la sainteté d’un livre ou d'un journal sérieux : le sang, les lochies, le lait, le colostrum, le placenta, le méconium, la viscosité, la douleur, les gonflements, les irritations, les tranchées, la vulve écartelée, l’épisiotomie, les crevasses sur les seins, le terrible two, la diversification alimentaire... Toutes ces réalités triviales doivent rester cachées, encloses derrière les murs des maisons, dans le domaine de la vie privée.

La parole maternelle est une parole de subalterne et telle, elle est rendue inaudible dans l'espace public. Elle est au mieux reléguée au rang de témoignage qu'un expert, psychologue ou médecin (le plus souvent un homme blanc), de sa position surplombante, va théoriser, c'est-à-dire mettre à distance, comme si la parole des mères n'étaient pas suffisante en soi. D'ailleurs, quelle valeur a-t-elle à côté des discours sur la Crise Economique, le Chômage, la Crise Climatique, la Guerre en Ukraine...?

Alors, faisons de la maternité un sujet politique, c'est-à-dire un sujet digne d'être débattu dans la polis, créons un espace où écouter les parents (et en particulier les mères parce qu'elles assument l'essentiel des tâches éducatives, de façon gratuite qui plus est!), relions l'éducation des enfants à tous les autres sujets politiques et sociaux. Changeons le nom même de la chose pour lui préférer « parentage »  et ainsi inclure toutes les situations de parentalité possibles. Ne réservons pas le parentage aux seuls parents biologiques parce qu'élever un enfant ne doit pas être de la seule responsabilité des parents.

Elever un enfant ne doit plus être ce don de soi absolu, cette générosité sans limites qui conduit inexorablement à un oubli de soi. Ce ne doit plus être ce sacrifice permanent de son corps, de son sommeil, de sa vie, de son temps. Il doit y avoir d'autres organisations sociales possibles pour accueillir dignement les nouveaux et nouvelles êtres humain.e.s qui ne reposent ni sur l'oblation des mères ni sur les services mal payés de nourrices (le plus souvent racisées).

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