France

Enregistrements Bettencourt: une défaite pour le droit à l’information

Dans un arrêt rendu public, jeudi 14 janvier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a estimé que la France n’avait pas violé les principes de la liberté d’expression en faisant censurer, en 2013, soixante-dix articles de Mediapart, à l’origine de l’affaire Bettencourt grâce à la révélation des enregistrements du majordome de la milliardaire.

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Une décennie de bataille juridique, menée par Mediapart et ses avocats en marge de l’affaire Bettencourt, s'est soldée, jeudi 14 janvier, par une défaite importante pour la liberté d'informer devant la plus haute juridiction qui soit, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Dans un arrêt rendu public sur son site Internet, à 10 heures ce matin, la Cour de Strasbourg a estimé que la France n'avait pas violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui consacre la liberté d'expression, en faisant censurer, en 2013, soixante-dix articles de Mediapart, à l’origine des premières révélations sur l’affaire Bettencourt.

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Liliane Bettencourt, en octobre 2011, à Paris. © FRANCOIS GUILLOT / AFP

Les faits en discussion devant la CEDH, après l’avoir été devant diverses juridictions nationales, portent sur la publication d’enregistrements clandestins opérés entre mai 2009 et mai 2010 par le majordome de Liliane Bettencourt (1922-2017), alors héritière de l’empire L’Oréal et femme la plus riche d’Europe, lors de ses conversations d’affaires avec son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre.

Le majordome, Pascal Bonnefoy, avait réalisé ces enregistrements pour les confier à la police et ainsi prouver que sa patronne, atteinte physiquement et psychiquement depuis des années, était la proie financière de nombreuses personnes de son entourage direct, à commencer par son conseiller financier personnel. La police enquêtait depuis fin 2007, à la demande de la fille Bettencourt, sur un possible abus de faiblesse dont la milliardaire aurait pu être la victime.

Destinataire des bandes audio – environ 22 heures de conversations disparates –, Mediapart avait réalisé une stricte sélection dans les enregistrements pour n’en révéler, après vérification et exclusion de tous les éléments de vie privée, que le contenu portant sur des sujets d’intérêt public : la fraude fiscale massive des Bettencourt, les conflits d’intérêts d’un ministre phare du gouvernement de l’époque (Éric Woerth), les immixtions de l’Élysée dans des procédures judiciaires particulières, le financement de la vie politique ou l’avenir de l’actionnariat de L’Oréal, leader mondial des cosmétiques.

Mediapart avait d’abord publié à l’été 2010 des retranscriptions choisies des enregistrements puis, face à l’accumulation de démentis, avait décidé de rendre publics certains extraits sonores.

Les enquêtes de Mediapart avaient notamment permis de montrer que Liliane Bettencourt, détentrice de douze comptes cachés à l’étranger (en Suisse et à Singapour), avait embauché à son service, à la demande de Patrice de Maistre, la femme du ministre du budget, Éric Woerth, dont les services n’avaient jamais contrôlé fiscalement la maison Bettencourt. Par ailleurs trésorier du parti majoritaire (l’UMP) et de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, Éric Woerth avait remis la Légion d’honneur à Patrice de Maistre qui a contribué, tout comme Liliane Bettencourt, au financement de la campagne de 2007.

Les révélations de Mediapart avaient provoqué la démission de son poste de Florence Woerth, qui déclarera d’ailleurs au Monde : « J’avais sous-estimé ce conflit d’intérêts. » Éric Woerth démissionnera quant à lui de son poste de trésorier de l’UMP.

Pénalement, l’ancien ministre sera en revanche relaxé par la justice des faits de « trafic d’influence » pour lesquels il avait été mis en examen puis renvoyé afin d’être jugé par un tribunal à Bordeaux. Un temps poursuivi pour avoir profité des largesses présumées de Mme Bettencourt, Nicolas Sarkozy a pour sa part bénéficié d’un non-lieu à l’issue de l’instruction.

L’éclatement du scandale Bettencourt avait suscité d’innombrables réactions politiques dans la majorité. Le patron de l'UMP de l'époque (LR aujourd'hui), Xavier Bertrand, est allé par exemple jusqu'à stigmatiser « les méthodes fascistes » de Mediapart.

Sur le terrain du droit, une vigoureuse réplique de certains protagonistes du dossier n'a pas tardé contre la presse.

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Le gestionnaire de fortune Patrice de Maistre, en mai 2015, au tribunal de Bordeaux. © MEHDI FEDOUACH / AFP

Une première procédure en référé – c’est-à-dire en urgence – a été introduite devant la justice civile par Patrice de Maistre et les représentants de l’époque de Liliane Bettencourt (alors proche du clan de Maistre) pour réclamer le retrait des enregistrements du majordome et de leurs retranscriptions écrites, estimant être victimes d’une atteinte à l’intimité de la vie privée.

Dans un jugement rendu le 1er juillet 2010, le tribunal de Paris avait débouté les demandeurs et souligné que le travail de Mediapart relevait de la « légitime information du public » sur des « sujets d’intérêt général ». « Ordonner le retrait des documents relevant de la publication d’informations légitimes et intéressant l’intérêt général reviendrait à exercer une censure contraire à l’intérêt public, sauf à ce que soit contesté le sérieux de la reproduction des enregistrements ce qui n’est pas le cas en l’espèce », avait même noté le tribunal, dont le jugement sera confirmé en appel quelques jours plus tard, le 30 juillet.

Mais, le 6 octobre 2011, la Cour de cassation a infirmé cette interprétation juridique et a renvoyé l’étude du dossier devant la cour d’appel de Versailles. Au contraire des juges qui s’étaient jusqu’ici penchés sur l’affaire, la Cour de cassation avait jugé qu’il importait peu que Mediapart ait fait le tri dans les enregistrements au tamis de l’intérêt public. La haute juridiction avait estimé qu’à partir du moment où les enregistrements étaient clandestins, ceux-ci caractérisaient une atteinte à l’intimité de la vie privée et leur diffusion un recel.

Se conformant à l’interprétation de la chambre civile de la Cour de cassation, la cour d’appel de Versailles a condamné Mediapart, en 2013, à une censure inédite : le retrait non seulement de tout extrait sonore des enregistrements Bettencourt, mais aussi de la moindre retranscription écrite, sous peine d’une amende de 10 000 euros par jour et par extrait.

Conséquence : Mediapart a dû dépublier soixante-dix articles. Du jamais vu.

Dans la foulée, l'ONG Reporters sans frontières, le principal quotidien belge Le Soir ou le site français Rue89 ont pris l'initiative de publier, en soutien, les bandes censurées.

Dans son arrêt, la CEDH estime que la censure des articles de Mediapart constituait une « ingérence » dans la liberté d'informer « nécessaire dans une société démocratique » afin de préserver la vie privée de Mme Bettencourt, mais aussi de Patrice de Maistre.

D'un point de vue juridique, l'affaire ne manquera pas, par la suite, d'incongruités. La première : Mediapart et les journalistes du Point (qui avait également eu connaissance des enregistrements) seront poursuivis, au pénal cette fois, sur la foi du même délit présumé (issu des articles 226-1 et 226-2 du Code pénal) et finalement relaxés, en première instance et en appel, au nom de l’intérêt général des informations mises au jour.

Également poursuivi, le majordome des Bettencourt, auteur des enregistrements incriminés, sera également relaxé au nom, lui, de « l’état de nécessité ». « L’action de Pascal Bonnefoy réunit les conditions de l’état de nécessité en sauvegardant des intérêts dont la valeur est supérieure à celle des intérêts sacrifiés ; son acte est donc socialement utile et la société n’a aucun intérêt à le punir, la sanction perd toute utilité sociale et personnelle », a écrit le tribunal dans son jugement.

Deuxième incongruité : la chambre criminelle de la Cour de cassation (composée de magistrats différents de ceux de la chambre civile) validera les enregistrements Bettencourt comme preuve valable pour la justice. Ils constitueront d’ailleurs une pièce à conviction majeure qui permettra la condamnation, en 2015, de Patrice de Maistre à trente mois de prison, dont 18 fermes, 250 000 euros d’amende et 12 millions d’euros de dommages et intérêts à Liliane Bettencourt…

Dans un mémoire déposé en juillet 2017 devant la CEDH, le gouvernement français avait reconnu que les articles de Mediapart avaient « contribué à un débat d’intérêt général » et que la censure imposée par la justice à Mediapart constituait bien «  une ingérence de l’État dans l’exercice de [la] liberté d’expression », mais que celle-ci était justifiée par l’atteinte à la vie privée dont Mme Bettencourt et Patrice de Maistre avaient été, selon lui, les victimes.

Le gouvernement français a estimé que Patrice de Maistre avait été la « victime collatérale de l’intérêt porté par la presse au patrimoine de Mme Bettencourt », alors que la justice française a reconnu, grâce aux enregistrements du majordome, que ledit Patrice de Maistre avait dépossédé d’une partie de son patrimoine Liliane Bettencourt.

Dans un mémoire en réponse, les avocats de Mediapart, emmenés par Me Jean-Pierre Mignard, avaient rétorqué que Patrice de Maistre, au contraire, « n’a pas hésité à se réfugier derrière le principe de protection de vie privée, ici dévoyé, ayant constitué pour lui le paravent des infractions qu’il commettait à l’encontre de cette vieille dame ».

Les nouveaux représentants de Liliane Bettencourt avaient affirmé en 2015 devant la justice que le travail de Mediapart a permis l’éclatement de la vérité. « Ils ont fait leur métier. Ils ont permis à un abus de faiblesse de cesser », avait ainsi déclaré le tuteur de la milliardaire, Olivier Pelat, à la barre du tribunal.

Paradoxalement, tous les articles qui ont été l'origine de l'affaire demeurent, eux, inaccessibles aux citoyens.

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