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Billet de blog 21 mars 2022

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Réinventons l’internationalisme (3/4) : la responsabilité écrasante de l'Union européenne

Personne ne peut nier que l’argent versé par les Européens pour l’achat du gaz russe sert à financer la guerre totale de Poutine et sa politique de terreur. A l’issue de la rencontre des dirigeants des 27 pays de l’Union européenne, ceux-ci ont annoncé la fin de la dépendance européenne d’ici à cinq ans. Mais que vaut cette déclaration quand on la confronte à la continuité de la politique de l’UE sur cette question ? - 3e volet d'une réflexion en 4 parties : face au nationalisme grand-russe, réinventons l’internationalisme. 

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Face au nationalisme grand-russe, réinventons l’internationalisme

La responsabilité écrasante de l’Union européenne  

Personne ne peut de bonne foi nier que l’argent versé par les Européens pour l’achat du gaz russe a servi et sert encore à financer la guerre totale de Poutine et sa politique de terreur. La cause de la paix et la cause climatique ont ainsi partie liée, comme l’ont clamé haut et fort des dizaines de milliers de manifestants dans les rues de France le samedi 12 mars : ne plus acheter de gaz russe, c’est à la fois couper le robinet qui alimente la mafia oligarchique poutinienne et initier le changement radical qu’appelle toute véritable alternative écologique. Ce même jour, avec toute la solennité requise par le lieu, les dirigeants des 27 pays de l’Union européenne étaient réunis en sommet à Versailles pour s’accorder sur un objectif de réduction de la dépendance de l’Europe à l’égard du combustible russe (gaz, pétrole et charbon). Officiellement il s’agit de sécuriser l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne et d’avancer ainsi vers ce qu’il est convenu d’appeler pompeusement la « souveraineté énergétique ». A l’issue de la rencontre, les dirigeants ont annoncé la fin de la dépendance européenne d’ici à cinq ans. Mais que vaut cette déclaration quand on la confronte à la continuité de la politique de l’Union européenne sur cette question ? (1)

Une continuité déplorable

En 1951, il a 70 ans, naissait la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) réunissant 6 pays d’Europe, qui fut présentée alors comme un premier pas dans « la marche vers les Etats-Unis d’Europe ». C’est seulement en 2007 que l’énergie fut reconnue comme une « compétence partagée ». Dans le langage codé de l’Union européenne, cela signifie non pas qu’elle relève d’une véritable mise en commun dépassant les intérêts des Etats, mais que les Etats membres restent souverains sur l’essentiel tant que l’Union n’a pas légiféré : leur mix énergétique, l’exploitation de leurs ressources et leurs approvisionnements, sans qu’aucun débat n’ait lieu entre les Etats eux-mêmes. Ainsi l’Allemagne décide seule en 2011 d’abandonner le nucléaire même si cette décision retentit directement sur la quantité d’énergie produite en Europe. Et c’est seule encore qu’elle décide tout de suite de s’associer au gazoduc Nord Stream 2 construit par Gazprom. En 2000 un premier livre vert de la CE avertit des risques posés par le fait que 40% des importations de gaz viennent de Russie.

En 2006, un second livre vert répète l’avertissement alors que la Russie coupe le gaz à l’Ukraine. En 2009, la Russie accuse l’Ukraine de ne pas payer son gaz et procède à une nouvelle coupure. En 2014, les sanctions décidées par l’Union européenne à la suite de l’annexion illégale de la Crimée excluent le gaz russe de leur champ. En 2015, Gazprom s’allie à Shell, l’allemand Eon et l’autrichien OMV pour lancer la construction de Nord Stream 2, entreprises rejointes un peu plus tard par le groupe français Engie. Aujourd’hui en 2022, le degré de dépendance est exactement le même qu’en 2000, soit de 40%. En 2000, la Commission européenne propose d’obliger les Etats membres à constituer des stocks stratégiques de gaz. 22 ans après, elle refait exactement la même proposition. La même orientation est donc obstinément reconduite.

Il est vain de déplorer un « vice de structure », comme Delors en 2015 : ce qui est en cause n’est pas plus un « vice de structure » auquel on pourrait remédier moyennant un changement de structure qu’un simple « déficit » que l’on pourrait corriger par un sursaut volontariste. C’est une limite inhérente au processus de construction de l’Union européenne qui sacrifie depuis le début à la logique de l’interétatique et de l’intergouvernemental pour mieux la croiser avec la pratique d’un intense lobbying des grandes entreprises auprès des institution européennes. Depuis plusieurs années, avec une constance remarquable, les grandes entreprises russes ont systématiquement mis à profit les possibilités ouvertes pas de telles pratiques en achetant les services d’anciens dirigeants politiques européens (dont Renzi, Fillon, Schröder, lequel n’a toujours pas renoncé à sa participation aux entreprises russes). Certes Shell s’est récemment engagé à ne plus s’approvisionner en gaz et en pétrole russe, mais elle ne dit pas si cet engagement vaut pour aussi pour les commandes passées, omission significative quand on sait que la plupart des contrats d’achat de gaz courent sur 10-15 ans. Le groupe hongrois MVM a signé en septembre dernier un contrat avec Gazprom qui vaut jusqu’en 2036. Le groupe français Engie refuse de répondre à la question alors que 20% de ses ventes mondiales de gaz viennent de Russie et l’allemand Eon dit acheter sur le marché européen de gros où aucune certification d’origine n’indique d’où vient le gaz. Au sommet de Versailles, personne n'a eu un mot pour évoquer tous ces contrats de gaz privés et tous les engagements pris par les entreprises privées européennes en Russie : ce fut un « impensé total » (2), à moins qu’il ne s’agisse d’une volonté de couvrir le secret des affaires qui est bien dans l’esprit d’institutions toutes occupées à garantir la suprématie du droit privé.

 La « taxonomie verte » et les intérêts de puissance

On en eu récemment la preuve avec la proposition de la Commission européenne relative à la « taxonomie verte », soumise le 31 décembre 2021 peu avant minuit aux Etats membres, qui met au jour la réalité sans phrases de cette prétendue « souveraineté européenne » toujours invoquée en des phrases grandiloquentes. Plus précisément il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler la « souveraineté énergétique » : l’objectif est en effet d’obtenir que l’énergie nucléaire et le gaz, deux énergies introduites au dernier moment dans le projet de la Commission, soient classifiées comme « énergies vertes ». Deux pays ont activement œuvré à cette reclassification des deux énergies : la France, grande productrice d’énergie nucléaire qui entend le rester dans les décennies à venir et qui a mené un intense lobbying en faveur de cette classification, et l’Allemagne, qui veut accroître sa production de gaz pour réduire sa dépendance à l’égard de la Russie. La France, qui est le seul pays de l’Union européenne à ne compter aucune éolienne offshore en service, y voit l’occasion rêvée de vanter dans l’énergie nucléaire l’énergie « la plus décarbonée et la plus souveraine », selon les mots de Macron. L’enjeu est également considérable pour l’Allemagne puisqu’en 2021 elle comptait 42% d’énergies renouvelables et 27% de charbon, ce qui fait du charbon la première source d’énergie non renouvelable (3).

Quand on sait que le nouveau gouvernement allemand s’est fixé l’objectif d’une sortie du charbon pour 2030, on mesure mieux le défi à relever. Parmi les scénarios examinés par l’Union européenne, il en est un qui prévoit 100% d’énergies renouvelables en 2040. Le choix de la Commission européenne lui a d’emblée et résolument tourné le dos. Nous avons affaire à un pur et simple marchandage interétatique qui reçoit l’aval de la Commission européenne, censée être la gardienne de l’« intérêt général » de l’Europe : la France cède à l’Allemagne sur le gaz, en échange l’Allemagne cède à la France sur le nucléaire. Ce sont donc les « intérêts nationaux », au sens le plus étroit et mesquin du terme, qui sont consacrés par la « taxonomie verte ». En fait de « souveraineté européenne » en matière d’énergie, on a en réalité un deal sordide qui revient à sacrifier l’écologie sur l’autel des pires intérêts de puissance : les conséquences à long terme de l’enfouissement pendant plus d’un siècle de déchets nucléaires sont tout simplement ignorées et les émissions de gaz à effet de serre générées par l’extraction du gaz fossile sont tout autant tenues pour quantité négligeable. 

L’institutionnalisation du lobbying en lieu et place de la délibération collective

Quelle est la raison d’un lobbying aussi intense de la part de la France et de l’Allemagne ? Le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, a livré le fin mot de l’affaire dans un entretien au Journal du dimanche en date du 9 janvier : il y déclare que les centrales nucléaires européennes de nouvelle génération nécessiteront un investissement de 500 milliards d’euros d’ici à 2050 et qu’il est crucial d’inclure le nucléaire dans la taxonomie « pour permettre à la filière d’attirer tous les capitaux dont elle aura besoin ». L’objectif poursuivi est parfaitement défini : il ne s’agit pas d’interdire les investissements dans les activités économiques non incluses dans la taxonomie, mais de mieux orienter les flux de capitaux par l’attraction d’une réduction du coût du capital. La décision de la Commission européenne est ainsi entièrement ordonnée à l’impératif de la concurrence entre capitaux. Elle met en lumière la nouvelle forme que prend désormais la souveraineté de l’Etat : sa fonction est de créer les conditions les plus favorables à la circulation transnationale du capital en organisant et en orientant les flux de capitaux à son avantage. Pour accomplir cette tâche, l’Etat est plus que jamais requis d’exercer sa souveraineté. L’Union européenne offre à cet égard l’exemple non d’une véritable souveraineté supranationale, mais celui d’une construction à plusieurs niveaux (Commission, Conseil des chefs d’Etat, Conseil des ministres, Parlement, etc.), où la pratique du lobbying est si systématique et généralisée qu’elle s’applique non seulement aux relations des grandes entreprises aux pouvoirs constitués de l’Union européenne mais également à celles que les différents Etats entretiennent avec ces mêmes pouvoirs : le lobbying de l’Etat français relaye fort opportunément le lobbying pronucléaire pratiqué par EDF et AREVA, il lui assure en quelque sorte une « légitimité » puisqu’il œuvre de l’intérieur des institutions de l’Union européenne. Dans cette lumière, l’Union européenne apparaît pour ce qu’elle est : l’espace de jeu institutionnel d’un gigantesque lobbying pratiqué à plusieurs niveaux qui opère tel un mécanisme autosuffisant et rend toute véritable délibération collective superflue. Tel est le process of decision-making qui a force de loi au sein de l’UE.

De là procède la logique d’accords interétatiques à géométrie variable qui reconfigurent la souveraineté étatique d’une façon inédite sans pour autant l’abolir. De ce point de vue, la stratégie adoptée par Macron à la veille de la présidence française est très révélatrice de sa conception de la « souveraineté européenne ». Dans un premier temps, il conclut un accord avec Orban lors de sa visite à Budapest le 13 décembre 2021, avant même que la nouvelle taxonomie ne soit proposée par la Commission européenne, mais de manière à donner davantage de poids à la pression exercée par la France. L’accord inclut la politique migratoire, la défense européenne et la reconnaissance par l’Union européenne du nucléaire comme « énergie verte ». Dans un second temps, le président français s’emploie à dissocier le front antinucléaire Allemagne-Autriche au moyen du deal sur la nouvelle taxonomie rendu officiel peu de temps après.  La France s’assure ainsi sur cette question épineuse le soutien de l’Allemagne après celui de la Hongrie. La nouvelle posture adoptée par Orban et Macron, ces « adversaires politiques » devenus du jour au lendemain des « partenaires européens », en dit long sur la logique des intérêts étatiques.

La convergence franco-hongroise affichée sur la politique migratoire aux frontières de l’Union européenne joue ici un rôle clé, puisqu’il s’agit ni plus ni moins de « rendre le retour vers les pays d’origine plus efficace pour ceux qui ne sont pas éligibles à l’asile », c’est-à-dire d’intensifier et d’accélérer les reconduites à la frontière. On voit à quel point l’affrontement entre « progressistes » et « nationalistes », entre champions vertueux de l’« Etat de droit » et partisans de la « démocratie illibérale », relève non d’une véritable alternative, mais d’une mise en scène et d’une dramatisation de désaccords bien réels entre puissances étatiques nationales. Quant aux divergences bien réelles entre la France et l’Allemagne, elles n’ont nullement empêché les deux puissances de s’entendre sur l’extension du label « énergie verte ». Le 2 février dernier, la Commission européenne a finalement publié son « acte délégué » (l’équivalent d’un décret) sur la taxonomie verte dans lequel le gaz et le nucléaire sont reconnues comme des « énergies de transition » (4). Rien d’étonnant à ce que jusqu’à présent, l’énergie nucléaire soit sortie gagnante de ce double jeu politique de la France avec la Hongrie et avec l’Allemagne. C’est précisément sous cette nouvelle forme mystificatrice, celle d’une prétendue « souveraineté européenne » ou encore d’une « Europe puissance », que la souveraineté étatique trouve toujours à s’exercer à l’intérieur de l’Union européenne. C’est avec cette logique, dont s’accommode fort bien un écologisme néolibéral, qu’il s’agit de rompre une fois pour toutes.

*****

(1) Nous nous reprenons ici les indications remarquablement précises fournies par Marie Viennot dans « La Bulle économique » diffusée sur France Culture le 12/03/2012. 

(2) Selon les mots de Marie Viennot, op. cit

(3) Précisons qu’il s’agit de lignite en surface et que son exploitation nécessite des mines à ciel ouvert dont le creusement menace l’existence de villages entiers. 

(4) Virginie Malingre, « Pour la Commission européenne, le gaz et le nucléaire peuvent accompagner la transition écologique », in Le Monde du 2 février 2022. 

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