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Billet de blog 13 avril 2022

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Faire face à la catastrophe

La catastrophe, disait Walter Benjamin, c’est que tout continue comme avant. J’avais repris cet avertissement dans un livre paru l’automne dernier en vue de l’élection présidentielle. C’est peu dire qu’il vaut au lendemain de son premier tour où la politique de la présidence Macron et la division fratricide des gauches nous lèguent une extrême droite plus puissante que jamais.

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Cassandre et Sisyphe sont nos compagnons d’infortune. Cassandre dont les alarmes ne sont pas crues, ni même entendues. Sisyphe condamné à remonter indéfiniment la même pierre qui, toujours, retombe. Ceux qui, depuis bientôt quarante ans – j’ai publié L’effet Le Pen en 1984 –, n’ont cessé d’alerter sur le retour d’une extrême droite bien française, brassant maurrassisme, pétainisme et colonialisme, ont de nouveau vécu leur défaite dimanche 10 avril au soir.

À Mediapart, son goût est d’autant plus amer que, toutes générations confondues, notre travail collectif a largement documenté ces quatorze dernières années à la fois la menace néofasciste que constituait cette extrême droite violente et l’irresponsabilité des gouvernants qui, de Sarkozy à Macron en passant par Hollande-Valls, loin de la réduire, l’ont augmenté en faisant crédit à ses obsessions sécuritaires, identitaires et liberticides, dont l’islamophobie est le cheval de Troie.

Mais l’heure est trop grave pour que l’accablement soit de mise. Nous n’avons pas d’autre choix que de faire face, en pariant sur nous-mêmes, nos lucidités, nos résistances, nos mobilisations. Le désespoir est d’autant moins une option que cette extrême droite dispose désormais, à l’échelle du monde, d’une puissance alliée avec le surgissement guerrier en Europe d’un impérialisme russe aux relents fascisants, produit monstrueux du stalinisme totalitaire et du capitalisme sauvage.

C’était déjà, il y a bien longtemps, le message du Günther Anders. Antinazi de la première heure, cette figure de l’exil allemand est aujourd’hui reconnue comme le précurseur de l’écologie politique, délivrant le souci du bien commun des logiques de domination et des impératifs de puissance et, surtout, ne dissociant pas l’homme de la nature. Pourfendeur pionnier de la menace nucléaire et critique original de la marchandisation universelle, il accorda en 1977 un long entretien dont le titre allemand, La Destruction d’un avenir, fut remplacé, dans la version française, par cette interpellation ironique, devenue une sorte de principe de vie chez Anders : « Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? »

Il la rappelle à la fin de l’entretien, quand son jeune interviewer lui pose la question suivante, celle-là même qui, aujourd’hui, nous préoccupe : « Vous avez un jour énoncé ce commandement : “Inquiète ton voisin comme toi-même !” Vous avez posé encore d’autres postulats. (…) Ce sont au fond des exigences qui, quelque peu transformées, ne serait-ce que dans la formulation, se rattachent à la tradition chrétienne, aux Lumières, mais aussi à l’ancienne devise du mouvement ouvrier : “Tu peux tout stopper si ton bras solide le veut.” Voilà une revendication qui est plus vieille que vous et moi, et que des milliers de gens ont formulée au cours de ces cent, deux cents, dernières années. Si, face l’échec de ce cri, le désespoir nous saisit, de quoi se nourrit alors l’espoir, et où trouver la consolation et le courage pour continuer ? »

Voici la réponse d’Anders, plutôt laconique : « Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une chose : par principe, connais pas. Mon principe est : s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire. Mes Commandements du siècle de l’atome, que vous venez d’évoquer, se terminent par le principe qui est le mien : et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? »

Illustration 1
À gauche de l'impossible (La Découverte, 2021, 20 euros)

Paru en septembre 2021 et nourri du travail de Mediapart, À gauche de l’impossible (La Découverte) entendait participer de ce quelque chose qu’il faut faire, aussi infime soit sa chance de réussite. Dans l’espoir de consoler et revigorer celles et ceux qui, depuis dimanche, sont saisis par la rage ou le découragement, la colère ou la lassitude, sentiments qui ne sont pas forcément contradictoires, j’en publie ici les premières lignes suivies de quelques vidéos des rencontres et échanges que ce livre a suscités.

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La catastrophe n’est pas à venir, elle est déjà là. Elle ne se conjugue pas dans un futur proche, elle est installée à demeure, dans le présent. Il ne s’agit plus de l’éviter, mais de l’affronter. De la regarder en face en cessant de s’illusionner. Et d’abord d’échapper à son piège qui est celui des Gorgones, ces trois sœurs de la mythologie grecque, dont la plus célèbre était Méduse qui avait ce pouvoir redoutable de pétrifier les mortels ayant croisé son regard. La catastrophe fonctionne de même : en nous aveuglant, elle nous prend dans ses rets tels des lapins saisis par des phares, et ainsi nous paralyse, nous immobilise et nous tétanise, nous empêchant de réfléchir et de comprendre, d’agir et de lutter, de résister en somme.

La catastrophe, écrivait Walter Benjamin alors qu’il était minuit dans le siècle qui nous a précédé, c’est que tout continue comme avant. « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de la catastrophe, notait-il. Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe. » Nous y sommes, de nouveau. Comment rompre ce cycle infernal de la répétition monotone, déprimante et démobilisatrice, d’un présent devenu monstrueux tant il entrave l’avenir et interdit le rêve ? Un présent d’aliénation, de domination et de soumission, de mensonge et d’imposture, où s’entremêlent les catastrophes sécuritaires, sanitaires, écologiques, sociales et démocratiques : désastres climatiques, attentats terroristes, virus inconnus, inégalités croissantes, injustices persistantes et discriminations insistantes, libertés fragiles et régressions autoritaires, tentations nationalistes et aveuglements impériaux, Tout-Monde en guerre et Tout-Vivant en péril. Liste qui n’est pas exhaustive…

La réponse ne viendra pas d’un sommet illusoire, d’avant-gardes autoproclamées, d’experts prétendus ou de gouvernants discrédités, mais du mouvement de la société elle-même, de ses inventions et de ses mobilisations, comme l’ont illustré ces dernières années en France le surgissement de mouvements sociaux inédits, des gilets jaunes aux luttes antiracistes, en passant par les jeunesses engagées pour le climat ou par l’irruption avec #MeToo d’un nouveau féminisme, sans oublier les convergences éco-sociales où fin du mois et fin du monde s’unissent dans une commune urgence, toutes ces mobilisations faisant front uni face aux mêmes violences policières.

C’est ce qu’entend documenter ce livre en se fondant sur les alarmes que je n’ai cessé de lancer, cette dernière décennie, depuis le journal en ligne Mediapart, m’appuyant sur son travail collectif d’information, d’enquête et d’analyse, au plus près du réel. Si la gauche politique est aujourd’hui bien en peine, fragile, minoritaire et divisée, c’est parce que, depuis les années 1980, elle s’est détachée de la société qui la légitimait pour s’identifier à l’État dont elle revendiquait la gestion. Or être de gauche, sur la durée, ce n’est pas vouloir absolument le pouvoir, c’est d’abord défendre la société contre les abus des pouvoirs, qu’ils soient étatiques, politiques ou économiques, mais aussi sociaux ou culturels, de condition, de genre ou d’origine. Cela ne signifie pas le refus de gouverner au prix de l’impuissance, mais c’est le refus que ce soit au prix d’une rupture avec les luttes concrètes qui ont permis et légitimé cette accession au pouvoir.

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Trois vidéos témoignent des débats autour de À gauche de l’impossible, le premier organisé par l’association « La Carmagnole » à Montpellier (voir ci-dessous), le deuxième imaginé par un collectif de citoyens de gauche de Besançon comme une discussion avec Aurélie Trouvé d’Attac devenue depuis co-présidente du parlement de l’Union populaire (voir la vidéo sur le site de Radio Bip) et le troisième lors du Festival Imprimé de la revue Far Ouest à Blanquefort :

Rencontre à Montpellier le 29 septembre 2021
Au Festival Imprimé de la Revue Far Ouest

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Dans les médias, outre un entretien sur BFM lors de la sortie du livre et un autre sur TV5 Monde après l’annonce de notre film « Media Crash », j’ai été invité à l’émission « On est en direct » de la télévision de service public France 2, où j’ai pu faire l’expérience de la dégradation du débat médiatique dans une séance digne de Don’t look up :

À "On est en direct" le 5 février 2022

Par contraste, voici ce que j’ai dit récemment, aux Carrefours de la pensée du Mans, sur la responsabilité démocratique du journalisme en nos temps inquiétants et incertains :

Aux "Carrefours de la pensée" du Mans le 18 mars 2022