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Billet de blog 29 janvier 2021

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Eric Dupond-Moretti: un garde des Sceaux que l’on mérite?

Par-delà les avanies grassement mises en scène depuis sa nomination par Eric Dupond-Moretti dans le but d’affaiblir une institution judiciaire visiblement trop indélicate à l’égard de ses cercles et des cols blancs, qu’en est-il véritablement des réformes de fond envisagées par le ministre ? Honnêtement. Pour l’instant. Il n’en est rien.

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Qu’en est-il du « ministre des libertés » ? Qu’en est-il de ses projets pour rendre une justice humaine, accessible et de qualité, mais aussi efficace ? Qu’en est-il de sa capacité à innover et surtout à s’affranchir du dogme sécuritaire si bien convoqué ces derniers mois et qui saccage progressivement des piliers fondamentaux de notre État de droit ?

Cédant - ou acquiesçant - au branle-bas d’un pouvoir exécutif qui en réalité se cherche, le ministre égrène des recettes pénalistes resucées dont l’inefficacité a été (é)prouvée ces vingt dernières années. L’allégeance aveugle à l’égard du gouvernement est telle qu’Eric Dupond-Moretti est réduit à caler sa communication sur celle d’un Premier ministre champion de la pensée magique en matière de réponse pénale - dont l’acmée est la mise en œuvre d’une amende forfaitaire censée dissoudre par enchantement le trafic de stupéfiants et la criminalité associée. Pire, alors que les violons (extrêmement) droitiers sont accordés, le ministre bat la mesure d’un gouvernement qui cache à peine son dédain des services publics et des exclus, preuve en est les interdictions successivement notifiées à des associations calaisiennes de distribuer de la nourriture à des personnes migrantes ou le quasi-oubli de la fonction publique dans le plan de relance liée à la crise du coronavirus. Ces politiques publiques, qui, si elles ne relèvent pas à première vue du champ de compétence d’un Garde des sceaux, ont néanmoins des conséquences concrètes sur l’institution judiciaire, dont l’action, intimement liée aux mouvements de la vie de la cité, est forcément touchée par ces choix politiques. Sauf qu’Eric Dupond-Moretti a accepté le deal d’une parole judiciaire amenuisée, à l’image du sous-rang protocolaire assigné à son ministère.

Derrière ses mises au point fiévreuses sur les réseaux sociaux et ses gesticulations de manche dans l’hémicycle, Eric Dupond-Moretti s’illustre en réalité par l’inanité de son projet : aucun idéal de Justice n’est défini et, jusqu’à présent, aucune politique n’est déclinée dans le but de sauvegarder - ou peut-être sauver - le service public de la justice et rétablir la confiance de la population à l’égard de l’institution judiciaire. 

Plutôt que de penser un projet politique autour du renforcement de l’humanisme, de l’intelligibilité et de l’accessibilité de la Justice, le ministre ne répugne pas à rejoindre la cohorte des propagandistes d’une politique court-termiste fondée qui plus est sur des peurs et l’émotion. Quelle belle exploitation en effet du ras-le-bol des citoyens face à la « délinquance du quotidien », dont les contours et les origines ne sont d’ailleurs pas définis - point trop n’en faut au risque de devoir répondre à la complexité des phénomènes et ressorts en jeu -, pour soit-disant réinventer une justice de proximité. La justice civile n’est pas concernée bien qu’elle représente la très grande majorité de l’activité juridictionnelle. Se fondant sur une demande légitime de justice, Eric Dupond-Moretti se fait en réalité le VRP d’une fausse justice de proximité, centrée essentiellement sur la répression immédiate des « petit délits », que ce gouvernement, comme d’autres, nomme « les incivilités », terminologie issue de la théorie du désordre qui conduit à la fois à des politiques de « criminalisation des comportements ordinaires » et d’invisibilisation de ces « microviolences » qui sont majoritairement la résultante d’inégalités sociales. L’erreur d’analyse se répète ainsi lorsque le pouvoir politique répond à un besoin de justice sociale par une justice répressive de proximité. Il est d’évidence que la place du juge doit être au plus proche des réalités du terrain mais un délégué du procureur aura beau notifier des rappels à la loi ou des mesures de réparation, l’efficacité de telles réponses alternatives ne pourra être assurée que si elles se doublent d’un suivi tant de leur exécution que de l’accompagnement souvent nécessaire en marge du pénal. Quoiqu’il en soit, la priorité n’est pas du tout à un tel déploiement d’effectifs, qui manquent cruellement par ailleurs, dont la réelle finalité sera de permettre au pouvoir exécutif de gonfler artificiellement les chiffres des taux de réponses pénales et non de satisfaire les vrais besoins de la justice ordinaire.

En parfait disciple du « populisme pénal », Eric Dupond-Moretti en appelle également à l’Armée pour « encadrer certains mineurs ou jeunes majeurs délinquants », faisant fi des études des chercheurs de différentes disciplines et des exemples étrangers depuis les années 1980 ayant démontré que l’encadrement militaire n’avait pas d’effet sur la délinquance juvénile. Il est ainsi préféré le discours autoritariste plutôt que l’écoute des praticiens qui sont au contact des mineurs en manque de repères ou aux prises avec le cercle vicieux de la délinquance. En cette matière encore, le ministre a surtout signé le certificat de décès de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante à l’issue d’un débat parlementaire au rabais ayant conduit à l’adoption du code de justice pénale des mineurs par l’Assemblée nationale en première lecture, et à la diffusion de sa circulaire d’application avant même l’examen du texte par le Sénat. Quoiqu’en dise Eric Dupond-Moretti, qui n’a eu de cesse d’ignorer qu’un enfant devait être considéré comme un être en devenir et non un adulte en miniature et d’oublier que la société avait une dette sociale la liant à l’ensemble des jeunes, cette réforme à marche forcée, qui n’est par ailleurs pas accompagnée de moyens suffisants, a scellé le choix d’une primauté du répressif sur l’éducatif. Pour cette frange politique en effet, éduquer passe par la sanction - pour reprendre les termes de Rachida Dati - et l’éducatif repose sur la sanction juste - pour reprendre ceux d’Eric Dupond-Moretti-, écornant ce faisant le modèle protectionnel et irriguant les mesures d’accompagnement éducatif d’un fiel coercitif. En attendant, les juges des enfants sont invités à faire le ménage dans leurs stocks, quitte à interrompre prématurément l’accompagnement de certains enfants, avant l'entrée en vigueur d'une réforme fixant, là encore de manière incantatoire, des délais impossibles à tenir pour afficher que la justice sera rendue rapidement.

Côté budget, que de milliards gâchés ! Alors que l’augmentation du budget pour la justice est conséquente et permettait d’espérer le lancement de campagnes de recrutements massifs de magistrats et de fonctionnaires de greffe, la mise en place d’une politique de régulation carcérale nécessitant des moyens abondants à destination des services pénitentiaires d’insertion et de probation et des divers partenaires en charge des suivis socio-judiciaires et médico-judiciaires, la mise en œuvre dans des délais raisonnables des mesures éducatives prononcées par les juges des enfants, la révolution numérique en matériels et en applicatifs… le déploiement des moyens est désespérément loin d’être à la hauteur de ces enjeux. L’enfermement, la précarité des emplois créés et le renforcement de la justice à distance via les dispositifs de visioconférence - déployée à tout-va au-delà des motifs sanitaires malgré les mises à l’amende successives du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat - et de dématérialisation de procédures d’accès aux droits se révèlent être au contraire des piliers sonnants et trébuchants de ce budget.

Ainsi à la solde des logiques sécuritaire et gestionnaire, Eric Dupond-Moretti s’est plus loin carrément renié sur le terrain des libertés. Il est désormais favorable aux mesures de sûreté contre des personnes condamnées pour terrorisme, taisant sur l’état d’urgence sanitaire à nouveau décrété et bientôt sûrement intégré dans le droit commun, encore taisant sur les risques de pérennisation de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) et de la loi « renseignement », désapprobateur à l’évocation du problème des violences policières, et faisant sienne la doctrine « Lallement » du maintien de l’ordre en annonçant la préparation d’un texte « anti black-blocs » qui puisera son inspiration dans le droit pénal putatif et dans la philosophie répressive dominante faisant de la manifestation un problème d’ordre public et non l’exercice d’une liberté fondamentale. Alors que l’État de droit est brutalisé, nous attendrions une voix claire d’un garde des Sceaux qui rétablisse la place du droit à la sûreté qui a cédé devant la sécurité, notamment au fil des législations d’exception qui deviennent permanentes. D’un Garde des sceaux qui réaffirme au gré des débats publics trop passionnés la place de l’autorité judiciaire en tant que garante des libertés individuelles. D’un Garde des sceaux qui garde son sang-froid démocratique face aux attaques répétées contre les droits humains et face aux paroles nauséabondes infligées y compris depuis son propre camp gouvernemental.

Le bilan sur le fond de ces quelques mois au pouvoir d’Eric Dupond-Moretti est tout simplement vide et inquiétant. Aucun souffle, aucune ligne, aucune action, digne de la charge du sceau, ne se dégage. Au mieux Eric Dupond-Moretti s’est évertué à annoncer des « bonnes pratiques », des bons tuyaux, et à coller des labels « Point Justice », tels des écussons en série, qui toutefois dissimulent mal la vacuité de sa politique.

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