dominique vidal (avatar)

dominique vidal

Historien et journaliste indépendant, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient, animateur bénévole de La Chance.

Abonné·e de Mediapart

140 Billets

1 Éditions

Billet de blog 7 mai 2022

dominique vidal (avatar)

dominique vidal

Historien et journaliste indépendant, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient, animateur bénévole de La Chance.

Abonné·e de Mediapart

Premières leçons (prudentes) de la guerre d’Ukraine

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » : cette mise en garde d’Antonio Gramsci depuis sa prison paraît écrite, non en 1929, mais aujourd’hui.

dominique vidal (avatar)

dominique vidal

Historien et journaliste indépendant, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient, animateur bénévole de La Chance.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La guerre d’Ukraine esquisse dans l’horreur les grands traits de relations internationales sauvagement multipolaires, voire apolaires. Elle souligne l’extraordinaire confusion d’une sorte de chaos mondialisé qu’il nous faut donc aborder avec modestie : le paysage planétaire actuel pose, à vrai dire, plus de questions qu’il n’apporte de réponses.

La chute du Mur de Berlin, en 1989, a sonné le glas de la Guerre froide. L’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a dissipé l’illusion d’hyperpuissance états-unienne. La guerre d’Ukraine, depuis le 25 février 2022, enterre la vision obsolète d’un monde en noir et blanc où toutes les victimes du seul impérialisme – américain – seraient miraculeusement unies contre lui. L’heure semble plutôt désormais aux « nuances de gris », dans ce monde marqué par les grands changements intervenus en trois décennies dans les relations internationales…

Sur ce nouveau paysage « clair-obscur » qui se dessine sous nos yeux, je voudrais, avec prudence, avancer quelques pistes d’interprétation.

Et d’abord ce fait, incontournable : la guerre ravage à nouveau l’Europe pour la première fois non pas depuis la victoire alliée sur le nazisme comme des journalistes sans mémoire l’ont écrit, mais trente ans après le déclenchement des conflits sanglants nés, dans les Balkans, de l’éclatement de la Fédération yougoslave, et huit ans après le début de la guerre du Donbass et l’annexion de la Crimée.

Certains présentent ce nouveau conflit comme un « retour à la Guerre froide ». Or celle-ci opposait deux systèmes antagonistes également dotés d’un arsenal nucléaire capable de faire sauter la planète. Un « équilibre de la terreur » qui interdisait aux deux superpuissances (militaires) de s’affronter directement. Mais pas indirectement : les « guerres chaudes de la Guerre froide », par proxys interposés, ont fait, rappelons-le, la bagatelle de 36 millions de morts entre 1948 et 1991. Qui plus est, les systèmes que dirigeaient les États-Unis et l’URSS n’étaient pas interdépendants.

À la réflexion, le choc actuel fait plus penser à ce que Lénine décrivait sous le nom de « contradictions inter-impérialistes (1) » : d’où des affrontements entre puissances capitalistes rivales, sans véritable background idéologique. Sauf que ces conflits se développent aujourd’hui dans un système mondialisé, caractérisé par ses interdépendances. Suffit-il pour autant de recourir au concept, déjà daté, de « monde multipolaire » ? Sans doute doit-on ajouter que s’oposent des impérialismes, grands et moyens, qui défendent chacun leurs intérêts… du moins tels que leurs élites les perçoivent.

Dans un commentaire publié dix jours après l’invasion de l’Ukraine, Edwy Plenel dénonçait en particulier « un nouvel impérialisme » russe qui « menace la paix du monde ». Il s’agit, précise le fondateur de Mediapart, d’« un impérialisme de revanche […] un impérialisme de mission, convaincu de défendre une vision du monde conservatrice et identitaire [et] une puissance nucléaire à la merci d’un homme et de son clan oligarchique, ayant basculé de l’autoritarisme à la dictature (2) »

L’escalade de Vladimir Poutine – de la Géorgie à l’Ukraine en passant par la Syrie – ne saurait toutefois nous amener à minimiser l’agressivité de l’impérialisme américain, qui a trouvé une nouvelle jeunesse dans la riposte à la dernière aventure du Kremlin, mais grâce à ce leadership from behind [direction en coulisses] qui permet d’abandonner le gros des risques à l’Europe...

Une certitude : dans ce nouveau paysage mondial, le « campisme » est plus que jamais une posture obsolète. L’idée, en particulier, selon laquelle « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » conduit à un véritable suicide moral et politique : comment prétendre mobiliser. contre l’impérialisme (américain) et pour les droits humains aux côtés… de Poutine, de Bachar Al-Assad, de Daesh (d’ailleurs anti-Poutine et anti-Bachar !) ou encore de Kim Jong-un, dont il faudrait dès lors défendre les horreurs – ou les ignorer ? Bref, pour mettre les points sur les i, nos valeurs sont nécessairement universelles, faute de quoi elles relèveraient d’un discours hypocrite à géométrie variable qui nous discréditerait, et avec nous notre cause.

Si le « campisme » est mort, c’est aussi qu’il n’ y a plus à proprement parler de « camps », sinon les impérialismes évoqués plus haut : américain, russe, chinois, etc. Moscou, certes, n’a trouvé que 4 dictatures pour voter avec elle contre la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant, le 2 mars, son invasion de l’Ukraine : la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Érythrée et la Syrie. Mais, en s’abstenant ou en ne prenant pas part au vote, 47 États – représentant plus de 53% de la population mondiale (3) – ont pris leurs distances. Et lorsque, le 7 avril, les membres du G-7 ont appelé le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies à en exclure la Russie, cette fois 24 États s’y sont opposés et 58 se sont abstenus…

On aurait toutefois tort de voir, dans la plupart de ces abstentions, un simple soutien non-dit à l’intervention russe. Elles traduisent surtout le refus d’un grand nombre d’États du Sud de s’aligner dans une guerre du Nord qui ne les concerne pas, mais dont ils vont assurément payer le prix. À commencer par cet « ouragan de famines » contre lequel António Guterres, le secrétaire général de l’ONU (4), a mis en garde…

Ce risque terrible concerne notamment les États arabes, qui, selon la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, importent d’Ukraine et de Russie jusqu’à 80 % de leurs céréales – dont les prix ont d’ores et déjà augmenté de près de 40 % (5). Sans parler des 7 millions de Yéménites qui pourraient souffrir de la faim, dont 200 000 pourraient rapidement mourir...

Ces abstentions reflètent aussi la défense par certains de ces États de leurs intérêts à court, moyen ou long terme. Aux Proche et Moyen-Orient, par exemple, le Premier ministre israélien Naftali Bennett et le ministre des Affaires étrangères Yaïr Lapid ont fait preuve d’une longue complaisance envers Poutine – du moins jusqu’aux récentes déclarations antisémites du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Pourquoi ? Parce que Moscou, depuis des années, les laisse bombarder à leur gré les forces iraniennes en Syrie. Et aussi en raison du poids des investissements de certains oligarques russes dans l’économie israélienne. Hier, le quotidien Haaretz titrait : « Israël, le monde méprise les lâches (6) »…

De même, sur fond de déception vis-à-vis d’un allié américain devenu de moins en moins fiable, les prince-héritier saoudien Mohamed Ben Salman et émirati Mohamed Ben Zayed ont également besoin de la Russie pour coordonner leur politique énergétique et accompagner leur rabibochage avec l’Iran.

À qui fera-t-on croire que Bennett, Lapid, MBS et MBZ obéissent à une conviction anti-impérialiste ?

« Les Dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre », dit un proverbe grec. Après la disparition de l’Union soviétique, fin 1991, l’hubris – le vertige de la puissance – a saisi les dirigeants étatsuniens, qui se sont cru un temps maîtres du monde. Il leur faudra l’humiliation du 11-Septembre, la guerre perdue d’Afghanistan et la faillite de l’invasion de l’Irak pour abandonner cette illusion.

Laquelle explique aussi le reniement de l’engagement pris envers le dernier leader soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, en échange de son acceptation de l’unification allemande : ne pas étendre l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN) aux ex-États communistes de l’Est de l’Europe. Comme si Moscou pouvait accepter, moins de trente ans plus tard, ce que Washington avait refusé lors de la crise de Cuba en 1962, à savoir l’installation de missiles à 150 kilomètres de ses frontières.

Les États-Unis ont pourtant continué à jouer avec le feu, laissant espérer à l’Ukraine, en 2008, une adhésion à l’Alliance atlantique, qui ne serait pas en mesure, ils le savaient, de défendre Kiev. L’année précédente, à Munich, Poutine avait averti : « L’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’Alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé  (7). »

N’en déplaise à l’ex-Premier ministre Manuel Valls, expliquer n’est évidemment pas justifier. Ni l’« oubli » des engagements de l’immédiat après-1989, ni la semi-promesse irresponsable de 2008, d’ailleurs bloquée à l’époque par la France et l’Allemagne, ne justifient l’escalade de Poutine depuis près de dix ans. Sinon, il faudrait considérer que l’humiliation infligée par le Traité de Versailles à l’Allemagne justifierait à elle seule le nazisme et sa guerre mondiale…

Ce qui est vrai, c’est que le retrait américain engagé par le président américain Barack Obama et poursuivi par ses successeurs alimenta, en face, une autre hubris : celle de la Russie. Après avoir écrasé la Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000), Poutine avança ses pions un à un sans provoquer de réaction occidentale : en Géorgie (2008), puis dans le Donbass et en Crimée (2014), enfin en Syrie (à partir de 2015). D’où la décision du 24 février dernier – sans doute celle de trop. Aujourd’hui suspendu, le journal moscovite Novaïa Gazeta dirigé par le Prix Nobel de la paix Dimitri Mouratov l’avait annoncé dès le lendemain de l’invasion de l’Ukraine : « La décision de “démilitariser” l’Ukraine relève du suicide. La guerre est une folie. La Russie ne peut pas gagner (8). »

Ce diagnostic se vérifie depuis dix semaines. Si l’opération n’est bien sûr pas terminée, son bilan, effroyable pour l’Ukraine, s’avère d’ores et déjà négatif pour son instigateur. Résumé de Brian Klaas, politologue et chroniqueur au quotidien étatsunien Washington Post : « En quelques jours, Poutine a revitalisé l’OTAN, unifié l’Occident, ruiné son économie nationale, mis en colère ses oligarques, fait de Zelensky un héros mondial et cimenté son héritage de criminel de guerre meurtrier (9) » :

- l’échec est d’abord militaire : l’armée russe conserve, certes, son redoutable arsenal nucléaire, mais, incapable de briser rapidement la résistance ukrainienne, elle a dû se replier sur le seul Donbass, qu’elle peine encore à conquérir intégralement ;

- l’échec est ensuite économique. La guerre et les sanctions (occidentales) risquent d’entraîner une « récession historique (10) », avec un recul déjà prévu de la production de 10 % à 15 %, une inflation qui frôle actuellement les 70 % et une chute du rouble, pour l’instant amortie (11). Or, rappelons-le, le Produit intérieur brut russe, à peine supérieur à celui de l’Espagne, ne représente plus que 1,75 % du celui de la planète entière, contre 25 % aux États-Unis, 18 % à l’Union européenne et 17,5 % à la Chine ;

- l’échec est aussi stratégique, avec une spectaculaire « otanisation » de l’Europe : l’organisation atlantique, qu’Emmanuel Macron décrivait en état de « mort cérébrale (12) », connaît en apparence une telle « résurrection » que même la Finlande et la Suède pensent à y adhérer. Sans oublier la décision historique de l’Allemagne d’investir 100 milliards d’euros dans son réarmement. Bref, en l’absence d’une défense européenne indépendante, Washington a profité de l’aventure ukrainienne de Moscou pour, effet d’aubaine, réaffirmer comme jamais son leadership sans grands risques ;

- l’échec est évidemment diplomatique, avec l’isolement (relatif) de Moscou à l’ONU. S’il faut, on l’a vu, mesurer le poids et la signification des abstentions du 2 mars, reste que Poutine n’a trouvé que 4 de ses homologues pour voter avec lui contre la résolution onusienne condamnant Moscou !

- l’échec est enfin idéologique. En violant de manière aussi flagrante le droit international, en bafouant délibérément le droit humanitaire avec une guerre largement dirigée contre la population civile jalonnée de crimes de guerre d’une barbarie glaçante, la Russie, au-delà de Poutine lui-même, a durablement terni son image. Qui aurait imaginé, par exemple, une telle résurgence du sentiment antirusse faisant descendre dans les rues des foules immenses, surtout là où les peuples expérimentèrent autrefois… les chars de Moscou ?

Permettez-moi une dernière remarque sur le rapport entre Ukraine et Palestine. À observer depuis trois mois la mise en scène médiatique et politique de cette tragédie, chacun est évidemment frappé par le « deux poids deux mesures » qui domine –  plus encore que d’ordinaire – réactions et commentaires.

Nombre de ceux qui condamnent sans appel la violation du droit international et des droits humains par la Russie se réfugient dans un silence complice lorsque c’est Israël qui les foule aux pieds – et ce depuis des décennies. Combien de défenseurs passionnés de la résistance des Ukrainiens la qualifient de « terroriste » lorsqu’elle est le fait des Palestiniens ? Et que dire de contempteurs de l’armée russe qui, ces jours-ci, ne trouvent rien à dire contre Tsahal, pourtant coupable, depuis le 1er janvier 2021, de la mort de près de 400 Palestiniens, dont un quart de mineurs ?

Il importe de le dire et de l’argumenter de manière convaincante. Ce que nous reprochons aux médias comme aux politiques, ce n’est pas de parler de l’Ukraine, c’est surtout de ne pas parler de la Palestine – ou/et de mal en parler. Rien ne serait plus contre-productif, politiquement et moralement, pour la cause palestinienne et pour tant d’autres qui nous tiennent aussi à cœur que de les opposer à la cause ukrainienne. Sans parler de la tentation, carrément suicidaire, d’excuser les crimes perpétrés par Poutine au nom de ceux commis par Bennett et Lapid et leurs prédécesseurs.

Pour le dire autrement et clairement, le « deux poids deux mesures » que nous combattons vaut dans les deux sens : nos valeurs, je le répète, sont nécessairement universelles. Sinon, elles relèveraient d’un discours hypocrite à géométrie variable qui nous discréditerait et avec nous la cause que nous défendons.

NOTES

(1) Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Messidor, Paris, 1976.

(2) www.mediapart.fr/journal/international/020322/contre-l-imperialisme-russe-pour-un-sursaut-internationaliste

(3) Cf. www.monde-diplomatique.fr/2022/04/BULARD/64541

(4) www.radiofrance.fr/franceinfo/podcasts/un-monde-d-avance/un-monde-d-avance-du-mardi-15-mars-2022-6006632

(5) Cf. Rajan Menon, « The economic consequences of the war », Agence Global, 3 mai 2022.

(6) Haaretz, 6 mai 2022.

(7) www.francetvinfo.fr/monde/russie/vladimir-poutine/russie-ce-discours-de-vladimir-poutine-en-2007-qui-resonne-avec-la-crise-actuelle-en-ukraine_4968344.html

(8) www.lesoir.be/429374/article/2022-03-11/lechec-politique-et-strategique-de-vladimir-poutine

(9) https://grip.org/lechec-politique-et-strategique-de-vladimir-poutine/

(10) www.lemonde.fr/economie/article/2022/03/07/guerre-en-ukraine-minee-par-les-inegalites-la-russie-se-dirige-vers-une-recession-historique_6116450_3234.html

(11) Cf. www.sciencespo.fr/actualites/actualités/guerre-en-ukraine-l-economie-russe-resistante-aux-sanctions-est-a-la-peine/7295

(12) The Economist, 7 novembre 2019.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.