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Laënnec Hurbon

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS ( Paris) et professeur à la faculté des sciences humaines de l’UEH

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Billet de blog 21 février 2022

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Pour un portrait-robot du bandit en Haïti

Les données récentes rapportées par les associations de droits humains laissent découvrir le caractère exceptionnel du banditisme en Haïti. Présenter un portrait-robot du bandit est quelque peu téméraire, tant le problème est délicat et même complexe. Je perçois personnellement deux types de bandit en Haïti, l’un ne fonctionnant pas sans l’autre. Mais il convient de les approcher par palier.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les données récentes rapportées par les Associations de droits humains RNDDH ( réseau national de défense des  droits humains en Haïti, le CARDH ( centre d’analyse et de recherche  des droits humains) laissent découvrir le caractère exceptionnel et inédit du banditisme en Haïti.

Depuis les dix dernières années, on assiste en effet à une hausse inquiétante de la criminalité : 13 massacres de 2018 à 2021 ; 796 kidnappings en 2020, mais en 2021 plus de 2000 connus, qui représentent le taux le plus élevé de kidnapping par habitant dans le monde. Environ 10.000 personnes des bidonvilles dans la zone sud de la capitale sont déplacées comme si on était en guerre ; 7 écoles fermées et 2000 tués pour la seule année 2021, et 200 groupes armés qui continuent à recruter de nouveaux membres.

 Il y a certes une généalogie du bandit à travers des Toton macoutes, des zenglendo (bandits qui attaquent de nuit), des militaires démobilisés, puis des chimères (jeunes sans travail en colère) ou plus exactement des forces para-étatiques dont les pouvoirs toujours déjà en mal de légitimité en Haïti ont un pressant besoin.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le contexte social et politique haïtien, rappelons les formes d’actions privilégiées des bandits avant d’entrer dans le vif du sujet. 

Tout d’abord, les formes d’activités des bandits sont aux yeux de la plupart des victimes indiscernables - du moins en apparence - de celles de la police : leurs uniformes sont mis à profit, violence aveugle lors des interventions. Mais les formes d’action les plus connues sont celles de massacres avec actes de barbarie (cadavres jetés sur des piles de fatras, décapités et jetés aux pourceaux et aux chiens ou brûlés en pleine rue ; attaques de camion de transports de gazoline, rançonnement de passagers de transports en commun, viols systématiques des femmes, accaparement de propriétés privées. Les kidnappings n’ont pas de cibles privilégiées : ils s‘orientent vers des hommes, des enfants, des femmes, toutes classes sociales confondues (professeurs, fonctionnaires, médecins, religieux, étrangers, petits commerçants de trottoir, etc.)

Mais ce qui est nouveau c’est l’effort pour élargir leur territoire et ériger d’autres bases à travers le pays : Martissant, Delmas 2, Delmas 6, Croix des bouquets, Petite Rivière de l’Artibonite, Savien, Jean Rabel… en fonctionnant comme de petits États avec des chefs qui se font appeler Commandant, Général, et leurs groupes sous des appellations macabres : « la mort cent jours, la mort cinq secondes, base cracher du feu… ».

Les liens avec les appareils du pouvoir et le narco-trafic ne peuvent être que très serrés au regard des formes de pratiques que les bandits développent avec la plus grande rigueur et avec détermination en entrainant de façon inédite le pays dans une descente aux enfers.

Quand et comment le bandit est-il mis sur orbite dans la condition de bandit ? Ou si l’on veut comment bascule-t-il vers la condition de bandit, s’il est clair que nul ne peut naitre bandit ?

Présenter un portrait-robot du bandit est quelque peu téméraire, tant le problème est délicat et même complexe. On se contentera de quelques notes et d’une insistance sur quelques traits, sans aucune prétention à l’exhaustivité. Je perçois personnellement deux types de bandit en Haïti, l’un ne fonctionnant pas sans l’autre. Mais il convient de les approcher par palier.

Au premier palier

Quand on prend naissance dans un des bidonvilles de la capitale, on a l’impression d’être parqué en marge des zones de visibilité sociale, c’est-à-dire ce que l’on appelle communément dans la vie quotidienne en Haïti « la société ». Ces bidonvilles ont comme caractéristiques principales d’être des lieux dits « sans » (pour reprendre une formule du géographe Jean Marie Théodat) :

Sans eau potable, sans électricité, sans sanitaire, sans logement décent, sans soins de santé, sans école de qualité, sans institution d’encadrement. Alors on se regarde comme un être sans avenir, comme un être en perte de monde, si l’on définit monde comme un ensemble de possibilités qui s’offrent à soi pour se donner un sens à la vie.

Ces possibilités étant absentes, on est comme planté devant un mur, sans capacité de voir l’horizon, sans recours, jeté dans une déréliction. A ce compte, on ne peut s’imaginer faire partie de la nation. On ne peut avoir aucun sens de la citoyenneté, car on n’a aucun lien avec les autres citoyens, et partant aucun sentiment national. Un lien qui ne peut être médiatisé que par la participation à un espace public : or la marque de la vie quotidienne est celle d’un quasi-apartheid social où rien de commun à tous sans exception ne semble être offert : comme une salle de cinéma, un palais des congrès, un terrain de sport, un transport public où l’on peut côtoyer n’importe quel membre des classes privilégiées.

Un lien qui n’est pas non plus médiatisé par le patrimoine du pays (monuments, sites et lieux de mémoire) dans lequel on pourrait se reconnaitre. Bref un tel lien est précisément le lien symbolique qui permet de se reconnaître comme un être égal aux autres, pourvu des mêmes droits. Ce lien est celui de la reconnaissance réciproque.

Précisons ici que la problématique du genre n’est pas secondaire dans le développement du banditisme à travers le pays. Ce sont la plupart du temps des jeunes hommes qui choisissent le banditisme. Les femmes doivent généralement s’occuper des enfants et des affaires domestiques, plus généralement comme chefs de famille dans le bidonville ; elles parviennent à se créer des activités de revendeuses, de restaurant de trottoir. Il arrive cependant que certaines d’entre elles se livrent à des actes de banditisme et en tout cas ont des tâches de subalternes dans les portions de territoire sous contrôle des gangs armés. Quelle est finalement la culture du bandit ?

Cette question ne saurait être approfondie dans le cadre de cet exposé. Ayant perdu tout ancrage dans la tradition paysanne, le bandit n’accède pas pour autant à la culture urbaine, il ne dispose que des bribes éclatées de l’imaginaire vodou dont la recherche de « pwen » ou de forces spirituelles occultes capables de le rendre magiquement invulnérable aux balles des ennemis. Ne pouvant profiter d’aucune institution de l’État, le bandit ordinaire vit en rebut de « la société ». Il appelle le bidonville un « ghetto » comme pour marquer son enfermement dans son quartier comme on le disait des quartiers noirs des villes américaines. Bref on a l’impression que rien ne peut arrêter le jeune des bidonvilles sur la route de la délinquance.

Au second palier

Ces considérations nous maintiennent au premier palier du banditisme, c’est-à-dire vers la condition d’un délinquant potentiel. Il faut penser un second pallier, qui est le dispositif ou le mécanisme qui va le faire basculer comme membre ou chef de gangs armés, capable de donner la mort en toute impunité.

Le passage à l’acte est lié à la rencontre, plus exactement à l’articulation avec un autre type de bandit. Faute de mieux, on l’appellera bandit en col blanc.

Dans cette catégorie, on trouve des candidats à des postes électifs (député, sénateur, hauts fonctionnaires de l’État, hommes d’affaires…). Il s’agit d’individus ou de personnalités reconnues socialement qui ont un ancrage dans le pouvoir politique ou qui cherchent cet ancrage. Dans tous les cas, ils ont la capacité de plier le pouvoir politique à leurs propres fins (consolidation d’un pouvoir politique, maintien d’une place économique et sociale) en utilisant les potentialités délinquantes des jeunes de bidonvilles qui ne disposent d’aucun moyen de vie.

S’agit-il de présenter ainsi sous quelques traits grossissants ce qu’on appelle « le banditisme légal » au pouvoir depuis les années 2010 ? Ce serait un jugement par trop hâtif, qui reviendrait à personnaliser le problème et minimiser son impact dans la société, car il parvient à informer quelque peu la société et la retourne en un sens qui la rend méconnaissable à elle-même.

Le deuxième type de bandit se cache derrière les structures ou les appareils de l’État et va faire fonctionner les gangs comme des pièces détachées du pouvoir c’est-à-dire qui disposent de parcelles du pouvoir d’État. Ils reçoivent pour cela armes, munitions, argent, assurance d’impunité, police et juges participant à leur protection. La permissivité donnée par le pouvoir pour la circulation de voitures aux vitres teintées est la couverture à l’avance offerte pour la distribution des armes et des munitions aux bandits, comme pour la dissimulation des kidnappings. Le banditisme est alors traversé de part en part par la politique.

Ainsi donc une fois que les armes sont mises entre les mains du délinquant potentiel, il bascule comme membre ou chef de gangs armés. Du coup, le monde se met à devenir pour lui un ensemble de possibilités. Il se met à exister dans l’acte par lequel il manifeste sa capacité d’accéder à l’enrichissement comme sur une base magique, les biens des autres sont à sa portée de main. Avec le bandit en col blanc, il forme une paire.

Il est désormais conscient d’être une force. Il peut élargir son monde en créant à travers le pays de nouveaux territoires, c’est pour cela qu’il se lance volontiers en guerre contre d’autres gangs rivaux. Devenu Légal, le bandit n’a pas de revendications : il est lui-même devenu l’État. Dans son territoire il fonctionne en ayant construit toute une hiérarchie sociale : Général, soldat surveillant, cuisinière, commissionnaire etc, la population peut ainsi bénéficier des reliefs du butin (comme par exemple l’argent extorqué sur les axes routiers et dans les marchés publics). Mais c’est au niveau des kidnappings qu’on peut assister à un véritable renversement des rapports sociaux : le bandit est devenu le maitre qui fait de la majorité de la population ses esclaves : on ne peut vivre désormais au pays que comme un prisonnier potentiel.

Les rançons réclamées des individus kidnappés dépassent toute mesure comme pour indiquer qu’ils sont totalement à la merci de leurs maitres. Les cris et les larmes des parents et amis de victimes lancés dans les radios de la capitale et dans les réseaux sociaux sont inaudibles par le pouvoir, puisque le pouvoir est bien au chaud aux mains des gangs armés. Le pays est strictement devenu sous le gouvernement des bandits. Ne s’agit-il pas d’une forme de retour à l’esclavage ? C’est-à-dire d’une négation de la mémoire de la création d’Haïti ?

En somme le pays connait bien un double effondrement : celui du lien social par perte du lien symbolique qui permet de voir un être humain dans un autre Haïtien ; celui de l’État par perte du lien national, ouvrant la voie à un dysfonctionnement systémique des institutions (corruption, narcotrafic, précarité de la propriété privée). D’où la propension des gangs à produire des actes de barbarie : refus de la sépulture pour leurs victimes, viol des femmes comme territoires à élargir.

Les gangs ne se contentent pas d’entretenir leur caractère asocial : ils ne cessent de manifester leur colère contre la société, contre les institutions, contre le monde. Tout en fonctionnant en mimant l’État, ils savent que leur pouvoir est fêlé. Il faut se méfier des discours de bandits qui « font du social » ; avec eux, c’est plutôt la fraternité dans la mort qui prévaut, un peu comme celle qu’on observe dans les films célèbres comme Casino, les Affranchis ou Le Parrain. Mais ils demeurent toujours déjà prêts à servir tout pouvoir qui procure des avantages, tout en préservant une capacité d’autonomisation que les armes peuvent rendre possible.

Quelle sortie possible pour le pays ?

Le bateau coule et plus de 80% de la population - d’après un sondage récent - rêvent de partir du pays au plus vite, - ce qui est fort rationnel - mais ce n’est pas parce qu’on n’aime pas le pays, car une fois en terre étrangère, « l’énigme du retour » au sens de Dany Laferrière taraude le nouveau migrant. S’il convient de « protéger la société » (pour reprendre la formule de Michel Foucault), ce ne sera pas par patronage social c’est-à-dire par apaisement social ou par négociation, car le banditisme a créé une forme de balkanisation du pays : 4 départements du pays sont inaccessibles au sud du pays et de nouveaux territoires de non-droit apparaissent au centre et au nord-ouest.

Seules les puissances dites amies d’Haïti – en premier lieu les États-Unis – ne semblent guère s’affoler même quand leurs propres ressortissants sont victimes de kidnapping. Certes, le cas d’Haïti n’est peut-être pas unique si l’on pense au processus de dédémocratisation à la mode dans cette phase de la mondialisation.

Un symptôme que le pays devra par lui-même trouver les ressources de sa sortie de la déchéance : en renouant de manière ostensible avec les grandes attributions de l’État dont d’abord sa puissance répressive (impliquant bien entendu la justice, donc la sanction des crimes de sang) en se donnant les moyens de l’exercer. Dans un même temps il va falloir offrir des opportunités de réveil de l’espoir par la création de nouveaux espaces de vie à penser et à réaliser au cours d’une mobilisation intense de tous les secteurs et de toutes les couches sociales.

Laënnec Hurbon, sociologue, directeur de recherche au CNRS, et professeur à l’Université d’État d’Haïti ; spécialiste des rapports entre religion, cultures et politique en Haïti et dans la Caraïbe.

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