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Écologiste, ex-conseillère régionale d'Île de France, conseillère municipale et communautaire de Melun

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Billet de blog 26 mars 2024

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Chlordécone, un poison capitaliste

Le 29 février 2024, l’Assemblée Nationale adoptait une proposition de loi socialiste visant à reconnaître la responsabilité de l’État dans l’empoisonnement des Antilles françaises au chlordécone, à dépolluer et indemniser les victimes. Une avancée significative mais insuffisante. À cette occasion, je republie ici le texte que j’ai écrit pour la revue Panafrikan n°27, parue en janvier dernier.

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L’histoire de l’empoisonnement des Antilles françaises au chlordécone se confond avec celle de la prédation capitaliste qui use de la trique comme du poison pour faire suer les corps, cracher la terre et accroitre ses profits. Pour paraphraser Thomas Sankara si l’impérialisme fut le pyromane des forêts et des savanes d’Afrique, le capitalisme colonial est l’empoisonneur de la terres et des corps des Antilles françaises.

En 1635, Pierre Belain d’Esnambuc, un flibustier et colon français, originaire de Normandie, prend possession de la Martinique et de la Guadeloupe au nom du roi. Si la colonisation américaine est surtout le fait d’entrepreneurs privés, les Etats bourgeois, qui se mettent alors partout en place en Europe, garantissent leurs intérêts en apportant les moyens juridiques et militaires nécessaires à leur entreprise. Dit autrement, le crime colonial est d’emblée un crime d’Etat puisque l’Etat s’impose comme une condition historique fondamentale à l’accroissement du capital privé à travers son engagement dans la colonisation. 

Or, si les Européens ont conquis ces terres à la force de l’épée et surtout, en l’occurrence, des virus qu’ils trimbalaient, les Africain·es y ont été déportés de force. Les esclaves et leurs descendant·es sont, dans cette guerre sans merci contre l’espèce humaine et la nature, les vaincu·es. Et les vainqueurs, guidés par l’appât du gain et la soif de pouvoir, se sont arrogés le droit de disposer de la terre et de nos corps. Ils ont violé la terre comme ils ont violé, brutalisé, empoisonné, tué nos corps. Pour ça, il a fallu le racisme et sa conception d’un corps noir de toute éternité né pour trimer et servir le blanc au point qu’il peut en mourir sans émouvoir. Un corps constitué comme radicalement différent et vis à vis duquel on n’éprouve ni compassion ni pitié. 

La colonisation des Amériques, la destruction des populations natives et de leurs sociétés et, la déportation de près de 20 millions d’africain·es réduits en esclavage constituent le premier vecteur d’intégration massif des sociétés colonisées et colonisatrices au capitalisme. Dans les Antilles françaises, il opère à travers la plantation, un système d’exploitation de la terre et de production de richesse qui suppose un rapport d’assujettissement entre producteurs et propriétaires qui va bien au delà de la subordination du salariat et la propriété des moyens de production, qui va jusqu’à l’aliénation totale des corps et du territoire à des intérêts situés en dehors, dans la métropole coloniale. En France métropolitaine, elle assurera l’intégration d’une grande partie de la paysannerie en l’enrôlant dans le salariat. Les surprofits servant à améliorer les conditions de vie d’une classe ouvrière spécialisée et l’émergence d’un encadrement issu de la bourgeoisie culturelle dont l’Etat s’assure ainsi l’adhésion. Autrement dit, si la colonisation américaine représente une des conditions historiques du développement du capitalisme, elle détermine certaines modalités des relations de pouvoir et de domination qui le caractérisent et qui, aux Antilles, vont jusqu’à accaparer le vivant lui-même : de l’être humain colonisé et racisé tout entier, à la terre et ses ressources toutes entières, au profit de la métropole coloniale.

Le chlordécone fut utilisé dans 25 pays tropicaux en Amérique et en Afrique, pour lutter contre le charançon du bananier. Pour ce qui concerne le pré-carré colonial français, il fut utilisé aux Antilles, au Cameroun et en Côte d’Ivoire. Entre 1972 et 1993, 1/6 ème de la production mondiale de Chlordécone a été versée sur 20 000 hectares de terres agricoles dans deux petites Îles des Antilles françaises, la Martinique et la Guadeloupe, dans un contexte d’intensification de la monoculture d’exportation de la banane.

En effet, le 5 janvier 1962, Charles De Gaulle, alors président de la République française, décide de réserver les 2/3 du marché métropolitain de la banane aux départements antillais. La Martinique et la Guadeloupe se partagent ce quota dont la fixation a pour but d’assurer des cours suffisamment rémunérateurs aux producteurs, pour l’essentiel des grands planteurs qui vivent des rentes liées aux monocultures vouées à l’exportation. Cette décision accélère le transfert des surfaces mécanisables, traditionnellement plantées en cannes à sucre, au profit de la culture de la banane. En 1971 en Martinique, les bananes représentent la moitié des exportations totales et occupent le tiers des terres fertiles. 90% de la production est destinée au marché français. L’Etat assure ainsi par son soutien la conversion d’une agriculture extractiviste d’exportation dont la pérennité repose d’emblée sur l’utilisation de pesticides de synthèse organochlorés que les autorités françaises vont continument autorisée jusqu’en 1993. D’autant que, si le chlordécone apparait dangereux pour celles et ceux qui cultivent les bananes et vivent aux Antilles, les consommateurs·trices français·es et européen·nes ne risquent rien. Ce pesticide ayant la particularité de contaminer le sol et les légumes qui y poussent mais pas les fruits.

Dès 1950, le charançon du bananier, insecte de la famille des coléoptères fait des ravages dans les bananeraies. Dans ce contexte, la première demande d’homologation du chlordécone, dont les brevets sont développés aux Etats-Unis entre 1952 et 1963, est déposée en 1964. À plusieurs reprises, à partir de juin 1968, des demandes d’homologation du Képone, nom de commercialisation du chlordécone par les sociétés SOPHA puis SEPPIC, sont déposées en France auprès du Comité d’Etudes des Produits Antiparasitaires à Usage Agricole ou de la Commission des Toxiques. Elles sont ajournée fautes d’une documentation suffisante et une demande de mise en étude sans Autorisation Préalable de Vente (APV) est formulée. En 1968 toujours, l’Institut des fruits et légumes coloniaux (IFAC), créé en 1942, qui conduit des études sur le Kepone depuis 1964 au Cameroun, lance un essai en Martinique. 

En 1969, l’utilisation de HCH, insecticide organochloré commercialisé depuis 1938 pour le traitement des logements d’animaux, est interdite. Dans la foulée, tous les produits à base de HCH et des principaux agents organochlorés sont progressivement abandonnés. Sauf aux Antilles où, en février 1970, le Comité d’Etudes des Produits Antiparasitaires à Usage Agricole cède aux pressions des distributeurs de spécialités à base de HCH, dont la SEPPIC, qui demandent « de maintenir notre homologation pour utilisation contre le charançon du bananier en traitement du sol dans les départements d’outre-mer ». Dans  une étude qui date de 1971, on peut lire que l'H.C.H. donne de bons résultats à doses élevées (15 0 kg/ha d'H.C.H. 50% en 2 applications) contre le charançon du bananier. Il faudra attendre 1972 pour que le Comité retire finalement l’homologation des spécialités à base d’HCH sous les tropiques mais en contre partie, il autorise provisoirement la vente du Kepone 5% (chlordécone) de la même société SEPPIC et son importation aux Antilles. Le Kepone, insecticide organochloré, supplante définitivement le HCH, insecticide organochloré, dans la lutte contre le charançon du bananier aux Antilles à partir de 1974.

La même année en Martinique, un mouvement de grève inédit des ouvrier·es agricoles paralyse l’activité économique de l’Île qui repose désormais sur la culture de la banane. Les grévistes réclament une hausse de leur salaire et la suppression totale de l’usage des pesticides qu’on les oblige à étendre à mains nues. Héritage vivace de l’esclavage, les corps de ces ouvrier·es agricoles qui, après le sucre, extraient l’or jaune des Antilles sont conçus comme remplaçables. À l’issue d’une grève de plus de trois semaines, dont la répression culmine avec le massacre de la Saint-Valentin sur l’habitation Chalvet où deux ouvriers sont tués, iels obtiennent l’augmentation de leur tarif de travail journalier qui passe de 30 à 35,50 francs, mais les demandes d’abandon du Képone sont ignorées. Deux ouvrières agricoles, actrices de cette grande grève de 1974, sont aujourd’hui à l’origine du « Collectif des Ouvrier(ères) empoisonnés(es) par les pesticides » et militent pour la reconnaissance du crime du chlordécone et sa réparation.

Un an après cette grève, en 1975, un accident dans une des trois usines américaines qui fabriquent le chlordécone, l’usine d’Hopewell en Virginie, et l’intoxication d’ouvrier·es et de riverain·es conduisent à l’arrêt de sa production et de son exportation. Les planteurs antillais, dont la production en dépend, rachètent le brevet et le font fabriquer en France. Pendant ce temps là, aux Etats-Unis, les analyses toxicologiques concluent à un rapport de cause à effet entre les affections neurologiques des personnes contaminées et le chlordécone, et démontrent que sa production a induit une forte pollution de la James River et de la baie de Chesapeake. Ces découvertes et la pression de la société civile conduisent les Etats-Unis à bannir l’utilisation du chlordécone en 1977. En France, un an avant, le Comité d’Etudes des Produits Antiparasitaires à Usage Agricole prolonge l’autorisation provisoire de vente du Képone. 

Pour autant, les preuves contre le chlordécone s’accumulent. En 1977 et 1980, deux rapports français, respectivement le rapport Snégaroff sur la contamination des sols et des rivières en Guadeloupe et le rapport Kermarrec, soulignent l’accumulation des substances organochlorées dans l’environnement. Et, en mai 1981, l’OMS classe le chlordécone comme cancérogène possible. La même année, le Comité d’Etudes des Produits Antiparasitaires à Usage Agricole accorde à nouveau une autorisation provisoire de vente pour le Curlone (autre nom du chlordécone) tout en réclamant un avis définitif de la Commission d’Etude de la Toxicité. Finalement, le Curlone est homologué le 29 octobre 1986. De 1972 à 1986, les précautions des autorités françaises se bornent à délivrer des autorisations provisoires de vente. Il faudra attendre le 3 juillet 1990 pour que le chlordécone soit retiré de la liste des substances vénéneuses pouvant faire l’objet de délivrance et d’emploi sous conditions par arrêté. Mais les planteurs antillais constituent des stocks énormes et 1560 tonnes de Curlone sont enregistrés par les douanes à leur arrivée aux Antilles entre 1990 et 1991. Le ministère de l’Agriculture autorisera par dérogation sa commercialisation jusqu’au 30 septembre 1993. 

Pour autant, l’histoire de l’empoisonnement de la terre et des corps antillais par le chlordécone ne s’arrête pas là. Selon l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, le chlordécone, très peu biodégradable et soluble, n’atteindrait une concentration dans le sol inférieure aux limites de détection actuelles que d’ici la fin du siècle et sa persistance varierait de 60 ans à plusieurs siècles. On en retrouve dans les sous-sols, l’eau des rivages et de la mer à proximité. Ce qui provoque une large contamination de la chaîne alimentaire. D’après l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) 90% des habitant·es sont contaminés, 20%, ont des valeurs supérieures aux valeurs de référence. La Martinique détient le triste record du monde du nombre de cancers de la prostate. La population contaminée souffre de cancers de toute nature, maladie de la thyroïde, poly-arthrites, cécité, maladie dégénératives, etc. Ses enfants présentent un nombre record d’endométriose de stade 4, de malformations cardiaques et génitales, des cancers précoces, dérèglements hormonaux, troubles de l’acquisition et du comportement. Il faut noter la position particulière des femmes victimes du chlordécone qui en plus d’être malades ont la charges des enfants malades alors même que, les ouvrières agricoles parmi elles, après une vie de labeur sous payé, touchent une retraite dérisoire allant de 200 à 500 € par mois. 

Le 2 janvier 2023, les juges d’instruction, conformément aux réquisitions du parquet, prononce un non-lieu concernant la pollution des Antilles françaises au chlordécone. Les juges, qui pour autant dénoncent un « scandale sanitaire » et une « atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants », motivent leur décision en raison d’une prescription des faits commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes, et au prétexte qu’il serait impossible d’apporter la preuve pénale qu’on avait conscience des conséquences de l’utilisation du chlordécone sur la santé.

Ce qu’on sait pourtant c’est que l’Etat français, fidèle à son action depuis 1635, n’a jamais cessé de permettre et garantir les intérêts des grands producteurs de banane. Les conditions de l’autorisation et de l’interdiction tardive du chlordécone aux Antilles, les dérogations ministérielles, les déclarations récentes du président français Emmanuel Macron qui reconnait « une part de responsabilité » mais déclare que le chlordécone ne peut pas être qualifié de cancérigène, l’absence de volonté de reconnaître le crime et d’indemniser les victimes, s’inscrivent dans la continuité de la violence de l'Etat colonial qui dure depuis le début du 17ème siècle. Après avoir indemnisé les esclavagistes pour l’abolition de l’esclavage, l’Etat a autorisé les capitalistes de l’agrobusiness, à utiliser de 1972 à 1993 un poison notoire. L’histoire de l’empoisonnement au chlordécone de la terre et des corps des Antilles se confond avec celle de la violence du capitalisme extractiviste colonial porté par des entrepreneurs privés dont les intérêts sont garantis par l’Etat et qui s’impose comme une des modalités d’accumulation de richesses et d’intégration au coeur de la dynamique du capitalisme.

*Ce texte est paru pour la première fois dans la revue Panafrikan n°27 de la Ligue Panafricaine – UMOJA 

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